Chaque matin, des hommes et des
jeunes gens partaient à la corvée. Les retours, le soir, étaient
magnifiques. Ils étaient une vingtaine qui tiraient avec des cordes la
même charrette dans un grand élan joyeux en dépit
de tout. Cette vaste forêt qu'au
temps du bonheur on allait revoir les dimanches du printemps, ce lieu de
toutes les promenades et de tous les songes, cette grande chose vague et
libre, qui était là toujours au nord de la ville comme une ressource de
force et de sérénité, voilà qu'elle était devenue le secours le plus
utile dans cette vie primitive où la misère obligeait à revenir.
Deux fois, à la fin de novembre,
la Chambre de Commerce puis la Mairie proposèrent leur arbitrage. Les
ouvriers reprendraient le travail aux anciennes conditions, mais les
deux parties discuteraient de nouveaux tarifs dans les six mois à venir.
Un référendum fut organisé. Les ouvriers, à une grande majorité,
refusèrent de rentrer.
La famine s'installa dans la
ville. La pluie, le brouillard de décembre en Bretagne. Un silence
hargneux. Chaque usine était gardée à l'intérieur par les services de
maîtrise et les employés des bureaux. A la porte un piquet de grève
surveillait.
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Le 5 décembre, les patrons firent
distribuer par la poste des offres de tarifs et cette manoeuvre provoqua
des remous. Défilés dans la ville. Je vis pour la première fois des
drapeaux rouges et des drapeaux noirs. Les enfants avaient faim.
Diverses villes, Rennes, Paris, Laval, Saint Nazaire demandèrent à les
recueillir.
Le 9 décembre, le secrétaire des syndicats de Rennes vent présider au
premier départ. Singulière fête. La ville se vida d'enfants. J'ai voulu
savoir ce qui, d'une telle aventure, après cinquante ans, aujourd'hui,
restait dans l'esprit de ces enfants.
« A la maison, m'écrit l'un d'eux, nous avions peu de chose à manger. Un
jour, sans rien dire à mes parents, j'étais allé â la Bourse me faire
inscrire pour le prochain départ, et j'avais pris, à la sortie de
l'école, l'ancienne de mes sueurs pour que nous puissions partir
ensemble. Pendant quelques jours, nous fûmes muets, mais, un samedi
soir, deux hommes du comité de grève vinrent nous prévenir que nous
partions le lendemain. Jamais je n'oublierai ce moment sublime où,
contre la volonté de mes parents qui pleuraient, je partis. Nous allâmes
à Saint-Nazaire. Sur la place de la gare des milliers d'ouvriers nous
attendaient.J'avais l'habitude d'entendre chanter l'Internationale,
mais, ce jour là, avec mon petit paquet et ma piteuse mine, l'émotion
était à son comble... »
C'est ainsi que l'histoire, dans
les mémoires, devient légende et forge les âmes. |