Grève dans l'industrie de la chaussure à Fougères en 1906

Cette grève de 1906 reste en moi comme la plus grande épreuve humaine à laquelle j'aie assisté. Je me suis souvent proposé d'en écrire l'histoire précise, détaillée, objective, rigoureuse. J'aurais aimé en faire un court récit sec et décisif. Je ne suis pas même parvenu a en rassembler les moyens. Ce n'est pas seulement que les bombardements ont détruit les archives de la ville et, comme m'écrit le secrétaire du syndicat, « le dossier complet, relatant tous les événements de cette époque héroïque et courageuse ». C'est que tout se perd de tels drames. Je ne me souviens que de fantômes dans la grisaille de l'hiver et de la pluie.

Pourtant, je l'affirme, c'était quelque chose de grand qu'une grève ouvrière en 1906. On n'en a guère idée aujourd'hui que la guerre entre les classes s'est en quelque sorte normalisée, réglementée. C'était une affaire de pain, bien sûr, mais autant une affaire d'honneur, un dur combat. On savait qu'on aurait faim. On prenait un effroyable risque. Fût on vainqueur, quelque chose serait perdu : des journées de travail et de paye qu'il ne serait pas question de retrouver. Personne n'y eût même pensé, car cette perte et la souffrance qui en résulterait devaient être le prix même de la victoire.

Cette fois, ce ne fut pas une grève à proprement parler,

 

mais ce qui, pour la conscience ouvrière, était pire, un
« lock-out » décidé par les patrons. On commençait par la défaite et par la honte. On n'allait pas de soi même à la bataille, on y était contraint. On était mis dehors. On s'entendait signifier qu'on était inutile et qu'on pouvait rester dehors, et cela jusqu'à ce qu'on eût assez faim et qu'on fût assez obéissant et sage.

L'industrie de la chaussure prenait de plus en plus d'importance. « La place » , comme disaient les patrons, se développait. Mais les progrès des syndicats ouvriers les inquiétaient. Ils avaient, pour contre battre leur influence, rassemblé avec l'aide des prêtres et des patronages les ouvriers timides récemment venus des campagnes et créé un syndicat jaune qu'ils manoeuvraient. Ils choisirent bien leur temps. La chaussure est une industrie saisonnière. Les mois d'hiver sont les mois de plein emploi, et, par suite, pour les ouvriers, novembre, le mois de la plus grande espérance.

Ce fut le moment où ils furent mis dehors. Un petit litige s'éleva au service de montage de la maison B... Il s'agissait de quelques centimes par paire. Le patron prétendait imposer des tarifs discutés et acceptés par le syndicat jaune.

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