Au bout de deux mois, la misère
avait trouvé son ordre, son train, ses distractions. Les bagarres entre
jaunes et rouges devinrent un peu plus nombreuses, mais on n'aurait pu
dire que K l'ordre public » était troublé. Deux ou trois après midi
chaque semaine, des meetings avaient lieu sous les halles. Des députés
socialistes, des militants syndicalistes (c'est ainsi que, pour la
première fois, j'entendis Jaurès) parlaient. Ils développaient les
thèmes d'une nouvelle religion, d'une nouvelle espérance, annonçaient un
nouveau monde. On écoutait comme à la messe. Ces grèves tragiques du
commencement du siècle, dans l'ignorance où étaient les masses qui les
faisaient, furent comme de solennels sacrifices à un Dieu qui devait
venir.
La grève de Fougères se
développait désormais sous les yeux de toute la France. Le mercredi 9
janvier 1907 fut la journée la plus horrible. Le syndicat patronal,
imaginant que les révoltés avaient maintenant assez souffert et que
l'heure de la soumission était peut être venue, avait décidé de tenter
ce jour là une réouverture des usines. Le gouvernement s'en mêla. Le
préfet envoya quatre cents gendarmes. Le maire en eût voulu deux cents
de plus. Les députés socialistes qui étaient venus pour les grandes
prières rituelles télégraphièrent à Viviani et à Clemenceau pour
protester contre ces mesures qui semblaient une provocation. De grands
noms intervenaient dans l'histoire d'un obscur et anonyme malheur.
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Le mercredi matin à 9 heures, toute la ville fut dans
les rues : les grévistes naturellement qui avaient organisé des
cortèges, mais aussi tous les autres, par curiosité. 753 ouvriers se
présentèrent et entrèrent dans les usines sous la protection des
gendarmes. J'étais de toute mon âme avec les grévistes, mais un dé mes
plus lourds souvenirs est ce que j'ai pu voir ce jour là, et aujourd'hui
encore je me sens plein de chagrin à la pensée de quelques uns de ces
« jaunes » dont on eût dit qu'ils
s'étaient mis hors de l'humanité.
Il leur avait fallu du courage pour entrer. Il leur en fallut plus
encore quand ils durent sortir, à midi.
A la porte même de l'usine, les gendarmes les protégèrent. Mais ils
avaient à faire tout le chemin de l'usine à leur maison. J'en vois
encore deux ou trois, rasant les murs, courant la tête entre leurs
mains, poursuivis ou coincés et arrêtés dans des embrasures de porte, et
non pas battus, mais couverts de boue et de crachats. Le soir il y eut
un meeting sous les halles et, puisqu'il n'y avait pas eu de sang versé,
on se félicita de la victoire ; mais la ville était pleine de douleur et
de honte, et chacun chez soi pleurait. Le lendemain jeudi, il n'y eut
plus que trois cents rentrées, et les patrons refermèrent leurs usines.
Les messieurs à gibus et à nom, les ministres de
Paris commencèrent de dire que « la situation était révolutionnaire ». |