Grève dans l'industrie de la chaussure à Fougères en 1906

Au bout de deux mois, la misère avait trouvé son ordre, son train, ses distractions. Les bagarres entre jaunes et rouges devinrent un peu plus nombreuses, mais on n'aurait pu dire que K l'ordre public » était troublé. Deux ou trois après midi chaque semaine, des meetings avaient lieu sous les halles. Des députés socialistes, des militants syndicalistes (c'est ainsi que, pour la première fois, j'entendis Jaurès) parlaient. Ils développaient les thèmes d'une nouvelle religion, d'une nouvelle espérance, annonçaient un nouveau monde. On écoutait comme à la messe. Ces grèves tragiques du commencement du siècle, dans l'ignorance où étaient les masses qui les faisaient, furent comme de solennels sacrifices à un Dieu qui devait venir.

La grève de Fougères se développait désormais sous les yeux de toute la France. Le mercredi 9 janvier 1907 fut la journée la plus horrible. Le syndicat patronal, imaginant que les révoltés avaient maintenant assez souffert et que l'heure de la soumission était peut être venue, avait décidé de tenter ce jour là une réouverture des usines. Le gouvernement s'en mêla. Le préfet envoya quatre cents gendarmes. Le maire en eût voulu deux cents de plus. Les députés socialistes qui étaient venus pour les grandes prières rituelles télégraphièrent à Viviani et à Clemenceau pour protester contre ces mesures qui semblaient une provocation. De grands noms intervenaient dans l'histoire d'un obscur et anonyme malheur.

 

 

Le mercredi matin à 9 heures, toute la ville fut dans les rues : les grévistes naturellement qui avaient organisé des cortèges, mais aussi tous les autres, par curiosité. 753 ouvriers se présentèrent et entrèrent dans les usines sous la protection des gendarmes. J'étais de toute mon âme avec les grévistes, mais un dé mes plus lourds souvenirs est ce que j'ai pu voir ce jour là, et aujourd'hui encore je me sens plein de chagrin à la pensée de quelques uns de ces « jaunes » dont on eût dit qu'ils s'étaient mis hors de l'humanité.
Il leur avait fallu du courage pour entrer. Il leur en fallut plus encore quand ils durent sortir, à midi.
A la porte même de l'usine, les gendarmes les protégèrent. Mais ils avaient à faire tout le chemin de l'usine à leur maison. J'en vois encore deux ou trois, rasant les murs, courant la tête entre leurs mains, poursuivis ou coincés et arrêtés dans des embrasures de porte, et non pas battus, mais couverts de boue et de crachats. Le soir il y eut un meeting sous les halles et, puisqu'il n'y avait pas eu de sang versé, on se félicita de la victoire ; mais la ville était pleine de douleur et de honte, et chacun chez soi pleurait. Le lendemain jeudi, il n'y eut plus que trois cents rentrées, et les patrons refermèrent leurs usines.

Les messieurs à gibus et à nom, les ministres de Paris commencèrent de dire que « la situation était révolutionnaire ».

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