Elle habitait, au centre de la
ville, un hôtel entouré d'un petit parc, tout enclos de murs eux mêmes
surmontés de tessons de bouteilles, qu'on devinait admirable. On
s'arrêtait sous ces murs, au mois de mai, à en respirer les parfums. Le
frère de M. D..., et son associé, nous était mieux connu. C'était ce
dompteur de chevaux et ce chasseur dont les voitures nous
émerveillaient. Il. devait, dans la famille, représenter la Fantaisie.
Autour de M. D... siégeaient une trentaine de patrons. Quelques uns très
valables, le plus grand nombre bourgeois calculateurs et économes,
habitués dès longtemps au profit sur le travail des autres, bons
chrétiens sans remords et, selon leur compte, sans péchés, quelques
parvenus récents aussi, qui avaient plus mauvaise conscience et se
souvenaient encore assez bien de ce qu'était un centime pour savoir que,
dans certains cas, leurs camarades de la veille seraient capables, pour
lui, de se battre jusqu'à la mort, et qu'on leur faisait par suite un
immense cadeau en le leur accordant.
En face de cette trentaine
d'hommes unis par les intérêts, également savants sur les prix de
revient, sur ce qu'on devait donner ou refuser pour que le profit fût
sauf, retranchés dans leurs hautes maisons de la Grande‑Rue, sûrs, quoi
qu'il advînt, d'avoir chaud et de manger, polis, corrects et
bien‑disants (ils se plaignent amèrement, dans les documents, que leurs
adversaires ne sachent pas même les formules de politesse, et ne
manquent jamais, quant à eux, d'assurer les autres, au pire du combat,
de leurs « sentiments distingués »), il y
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avait une foule ignorante et passionnée.
Deux hommes la menaient et portaient toute la misère et tout l'espoir de
huit mille ouvriers, hommes et femmes, qui leur avaient vraiment remis
leur vie. Le secrétaire du syndicat des coupeurs, F..., était un petit
homme tout rond, vif et entêté. Il trottinait par la ville, toujours
pressé, absorbé et impénétrable. C'était lui qui en dix ans avait donné
à ce syndicat des coupeurs (c'est la catégorie des chaussonniers qui
coupent les dessus de la chaussure, tiges, quartiers et claques, et
c'est une spécialisation difficile), constitué séparément, sa cohésion
et sa puissance. Il les avait rassemblés tous, presque sans exception,
un à un, comme les fidèles d'une nouvelle Eglise. Le syndicat des
cordonniers était loin d'avoir la même solidité. Les paysans qui, à
mesure que la place se développait, étaient venus de la campagne
s'embaucher dans les usines, manquaient de qualification. La plupart
gardaient leurs habitudes campagnardes et se méfiaient de la vie de
groupe, de la discipline syndicale: Par suite le syndicat des
cordonniers était pauvre, et ses caisses de combat à peu près vides.
Le secrétaire, M. G..., avait eu
beaucoup de peine à rassembler ses ouailles. C'était un homme grand, un
peu voûté, au visage ouvert mais gris et triste, une tête
d'intellectuel, un haut front, des cheveux un peu longs, de ces
moustaches fines et tombantes que, quelques années plus tard, je devais
retrouver à M. Henri de Régnier, une large lavallière noire volant au
vent.
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