Grève dans l'industrie de la chaussure à Fougères en 1906

Elle habitait, au centre de la ville, un hôtel entouré d'un petit parc, tout enclos de murs eux mêmes surmontés de tessons de bouteilles, qu'on devinait admirable. On s'arrêtait sous ces murs, au mois de mai, à en respirer les parfums. Le frère de M. D..., et son associé, nous était mieux connu. C'était ce dompteur de chevaux et ce chasseur dont les voitures nous émerveillaient. Il. devait, dans la famille, représenter la Fantaisie. Autour de M. D... siégeaient une trentaine de patrons. Quelques uns très valables, le plus grand nombre bourgeois calculateurs et économes, habitués dès longtemps au profit sur le travail des autres, bons chrétiens sans remords et, selon leur compte, sans péchés, quelques parvenus récents aussi, qui avaient plus mauvaise conscience et se souvenaient encore assez bien de ce qu'était un centime pour savoir que, dans certains cas, leurs camarades de la veille seraient capables, pour lui, de se battre jusqu'à la mort, et qu'on leur faisait par suite un immense cadeau en le leur accordant.

En face de cette trentaine d'hommes unis par les intérêts, également savants sur les prix de revient, sur ce qu'on devait donner ou refuser pour que le profit fût sauf, retranchés dans leurs hautes maisons de la Grande‑Rue, sûrs, quoi qu'il advînt, d'avoir chaud et de manger, polis, corrects et bien‑disants (ils se plaignent amèrement, dans les documents, que leurs adversaires ne sachent pas même les formules de politesse, et ne manquent jamais, quant à eux, d'assurer les autres, au pire du combat, de leurs « sentiments distingués »), il y

 

 

avait une foule ignorante et passionnée.
Deux hommes la menaient et portaient toute la misère et tout l'espoir de huit mille ouvriers, hommes et femmes, qui leur avaient vraiment remis leur vie. Le secrétaire du syndicat des coupeurs, F..., était un petit homme tout rond, vif et entêté. Il trottinait par la ville, toujours pressé, absorbé et impénétrable. C'était lui qui en dix ans avait donné à ce syndicat des coupeurs (c'est la catégorie des chaussonniers qui coupent les dessus de la chaussure, tiges, quartiers et claques, et c'est une spécialisation difficile), constitué séparément, sa cohésion et sa puissance. Il les avait rassemblés tous, presque sans exception, un à un, comme les fidèles d'une nouvelle Eglise. Le syndicat des cordon­niers était loin d'avoir la même solidité. Les paysans qui, à mesure que la place se dévelop­pait, étaient venus de la campagne s'embau­cher dans les usines, manquaient de qualifica­tion. La plupart gardaient leurs habitudes campagnardes et se méfiaient de la vie de groupe, de la discipline syndicale: Par suite le syndicat des cordonniers était pauvre, et ses caisses de combat à peu près vides.

Le secré­taire, M. G..., avait eu beaucoup de peine à ras­sembler ses ouailles. C'était un homme grand, un peu voûté, au visage ouvert mais gris et triste, une tête d'intellectuel, un haut front, des cheveux un peu longs, de ces moustaches fines et tombantes que, quelques années plus tard, je devais retrouver à M. Henri de Régnier, une large lavallière noire volant au vent.

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