Grève dans l'industrie de la chaussure à Fougères en 1906

De tels documents, à cause même de la technicité du langage, ne parlent à personne. Comment y reconnaître la peine des hommes ? Comment apprécier cet abandon d'un centime, si l'on ne sait pas que l'opération de montage était d'autant plus délicate que la claque, l'empeigne était plus grande, qu'il s'agît de souliers d'hommes ou de femmes ? Il faudrait expliquer tous les mots. Qu'on sache donc que ce qu'on appelait « opérateur » en ce temps là était un ouvrier monteur qui, avec quelques aides qu'il avait autour de lui, « montait » vraiment, à une machine Boston (ces premières machines américaines étaient célèbres et leurs opérateurs leur devaient une sorte de prestige), les chaussures, les unes après les autres en en assemblant  d'un coup toutes les pièces. Il tenait entre ses deux mains, contre sa poitrine, la chaussure sur une forme de bois et de fer, et la machine comme un lourd marteau, à un rythme régulier, tombant sur ses poignets, plantait d'un coup les semences ou les pointes et « affichait » et fixait la semelle. C'était le travail le plus pénible de toute l'usine. La poitrine des hommes ne résistait pas longtemps à ces secousses continues. On disait que les opérateurs mouraient de la poitrine, mais chacun pourtant avait l'ambition de le devenir. Ils avaient la meilleure paye et ils étaient environnés d'une sorte de gloire. Il était juste qu'ils fussent cette fois comme les protagonistes du drame.

 

La vraie question était pour le syndicat patronal de briser cette force ouvrière qui commençait de monter et de trouver sa conscience et son unité. La grande masse des familles, après quelques semaines, fut absolument sans moyens de vie, et ce fut une cruelle guerre civile.

Les chefs d'aucun des deux partis n'étaient des hommes mauvais, mais tout les opposait et ils ne pouvaient se comprendre. Le président du syndicat patronal, M. D..., était un ancien polytechnicien. C'était un homme savant et distingué. Il était incroyablement grand. On l'appelait le grand D... et sa taille, sa fortune, sa science l'avaient établi dans une autre zone d'air que celle où nous respirions. Il représentait dans la ville la tradition de la puissance. Son père avait une légende. Il avait été ouvrier en Amérique, s'y était enrichi, et avait créé à Fougères la première grande manufacture.

C'était sur la plus vaste place, et face à la statue équestre du général de l'empire qui témoignait qu'en tous les temps les Fougerais n'avaient manqué ni de valeur ni de courage, une immense bâtisse de pierre blanche, de brique et de verre, à la mode de l'Amérique de l'époque, un vrai temple du Progrès et de l'Industrie. M. D... était inaccessible. Sa mère, la vieille madame D..., était, elle aussi, à peu près invisible.

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