Trois femmes chez les compagnons du Devoir

Des femmes, chez les compagnons du Devoir. Pour la première fois dans l'histoire de l'institution ancienne de six siècles, trois artisans de l'autre sexe – un charpentier, un tailleur de pierre et un menuisier – vont être autorisés à recevoir cet enseignement fondé sur l'excellence, le temps et le geste. La «cérémonie d'adoption» aura lieu, demain à Troyes (Aube), à la Maison de l'outil et de la pensée ouvrière.


Ce virage historique a été longuement mûri. Dès la fin des années 90, le mouvement voit en effet affluer les jeunes filles dans ses cours du soir. Les femmes se tournent, chaque année plus nombreuses, vers les métiers manuels et aspirent à être sellier, tapissier, menuisier ou tailleur de pierre. «Dans les faits, notre apprentissage leur est ouvert depuis plus de trente ans, note Dominique Naert, administrateur à la Maison de l'outil, le centre culturel des compagnons. Récemment, des jeunes filles se sont lancées dans le Tour de France et désirent désormais être reçues, comme les garçons.» Ainsi, le désir de coller à l'évolution de la société s'impose peu à peu. Depuis six siècles, le compagnonnage n'est pas seulement l'apprentissage d'un métier. Il transmet surtout aux jeunes garçons un «enseignement spirituel, des jalons permettant de devenir un homme dans la cité», selon Thierry Courtin, compagnon maçon. «Ce modèle était-il compatible avec la construction de l'identité féminine ?» Pour répondre à cette question, une commission se jette en 2001 dans un travail de réflexion. Sociologues, religieux, militaires, psychologues et spécialistes de l'adolescence sont interrogés. La commission débat, parfois vigoureusement. «Entre 16 et 21 ans, les garçons et les filles ont des repères, des envies, des goûts et une maturité différents», indique Thierry Courtin. Ainsi éclôt le concept de temps séparés, des moments de formation «durant lesquels filles et garçons pourront se retrouver dans leur identité». «Nous sommes contre la mixité», souligne un compagnon.


Il faut dire que les réticences demeurent fortes, au sein de l'association ouvrière. Les artisans craignent l'arrivée des femmes dans leur communauté. Choisies parce qu'elles ont présidé au bouleversement, les trois premières adoptées seront compagnons dans un an, après avoir livré leur chef-d'oeuvre. Charpentier depuis trente ans, Jocelyne Emeriaud est l'une de ces pionnières qui veut désormais prouver que le «compagnonnage au féminin» a un avenir.

 

Après trente ans de métier, cette femme de 45 ans, fille de compagnon,
est fière d'être enfin «adoptée»
Jocelyne, charpentier : «Je ne suis pas là pour le décor»


Être enfin un vrai charpentier, un artisan comme «les autres». Demain, ce voeu va se réaliser. Après trente ans de carrière, Jocelyne Emeriaud comptera parmi les trois premières femmes entrant dans le compagnonnage. Un aboutissement pour cette pionnière, qui arrive presque trop tard après une vie passée à s'imposer comme une «vraie femme de métier» – une professionnelle.


Son père, compagnon charpentier, a fondé l'établissement Berger en 1955. Dans l'atelier de Châtenois (Bas-Rhin), près de Selestat, on sculpte des balustrades en chêne, des rampes d'escaliers, des tourelles. Sur les chantiers, on pose les charpentes, les balcons et les colombages. Dans la sciure de bois, au milieu des hommes, la fille du patron prend goût au métier. L'enfant a quatre ans et vient chaque jeudi sur les chantiers. Elle a «l'honneur» de faire le feu sous les gamelles. Elle nettoie l'atelier, passe les équerres, les raboteuses et les scies circulaires. Elle grandit dans un univers à part, viril, solidaire et chaleureux. «A six ans, ma vocation était née, dit-elle. Huit ans plus tard, je me lançais.»


Mais il faudra se battre. Au lycée technique de Strasbourg, la section charpentier n'est pas ouverte aux filles. Jocelyne arrache une dérogation. Un CAP passé en candidat libre, des cours du soir chez les compagnons de Strasbourg et un stage dans l'entreprise de son père : la jeune apprentie s'accroche sur les toits malgré le vent, le froid et les bourrasques de neige. Elle passe l'hiver. «J'avais gagné, dit-elle. J'avais prouvé que ce n'était pas un caprice : je pouvais être comme eux.»


Dans son autobiographie – constituée pour la cérémonie du 4 décembre –, le futur compagnon a collé un article consacré à ses débuts dans le métier. Elle avait quinze ans et le journal local titrait «Jocelyne, charpentier, jamais de sentiment d'infériorité». Le mémoire reprend aussi un Portrait du charpentier par lui-même. Le texte, datant de 1944, décrit un homme «carré, bâti tout en force, avec de larges épaules, les mains énormes, velues, la mâchoire saillante, fort en gueule (...) qui s'en va les mains dans les poches, la démarche balancée, en roulant les épaules».


Après trente ans de travail, Jocelyne Emeriaud, 45 ans, est fière de «ressembler un peu» à cet ouvrier. Lourdes épaules, poignets et bras épais, doigts entaillés, lèvres gercées et «Gauloise brune au bec», elle s'est façonné la carapace du charpentier. Femme, épouse (de charpentier) et mère de famille le soir, elle s'est fondue dans un monde d'hommes. «Parfois, on me regarde encore de trop sur un toit, lance-t-elle. Je n'hésite pas alors à prendre ma masse et à enfoncer une pointe de toutes mes forces, pour montrer que je ne suis pas là pour le décor.»


Elle s'est imposée, mais la porte des compagnons du Devoir lui reste obstinément fermée. Pour se consoler d'être rejetée par «l'élite», la jeune femme dévore la littérature compagnonnique et arrache le droit de faire un petit Tour de France, séparée de la communauté. Aussi, lorsqu'elle est invitée en 2001 à participer aux travaux de la commission de réflexion sur la féminisation de l'institution, la «nostalgie» la saisit. «Pour moi, ce bonheur arrivait trop tard, explique cette femme petite, aux cheveux blonds emmêlés. Mon but est aujourd'hui de former des jeunes filles de métier, pour prouver que le compagnonnage au féminin est possible.»


C'est ce qui la portera demain, lors de la «cérémonie du 4 décembre». Son déroulement est tenu secret. Jocelyne Emeriaud ira sans fioriture ni maquillage avec, pour seul signe ostensible de sa féminité, la tresse conservée pour son père qui l'aimait.

Extrait du Figaro du 3 décembre 2004

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