L'art du ballon bien brossé 

L'efficacité des étonnants tirs courbes de David Beckham ou autre Roberto Carlos s'explique par la modification, en fonction de la vitesse, du sillage de l'air qui s'écoule autour du ballon et des frottements que subit ce dernier.
 

C'est la finale de l’Euro 2004 : le tireur de coup franc s'élance, frappe le ballon et le propulse à plus de 100 kilomètres par heure. La balle passe au‑dessus du mur défensif et file à droite vers un point situé au‑dessus du cadre ; à l'approche du but, elle ralentit soudainement, se déporte latéralement et plonge dans la « lucarne » gauche! Les forces responsables de ces effets‑une déviation et un fort ralentissement du ballon en fin de trajectoire ‑ s'expliquent en analysant le sillage du ballon dans l'air. 

L'écoulement autour d'une balle 

Pour examiner les forces qui s'exercent sur le ballon nous le plaçons dans une soufflerie où il est fixe et soumis à un flux d'air de vitesse contrôlée. Nous observons le comportement des filets d'air qui le contournent et, en réaction, les forces que ces filets d'air exercent sur le ballon.

Quand l'écoulement est lent, les filets suivent la surface puis se rejoignent en arrière du ballon, et continuent à s'écouler comme s'ils n'avaient jamais rencontré d'obstacle. 

La force que subit le ballon dans ce cas est due au frottement visqueux de l'air sur sa surface.                        È

Dès que la vitesse de l'écoulement dépasse un kilomètre par heure, tes filets d'air cessent de suivre le contour du ballon et décollent de sa surface. Dans l'espace qu'ils libèrent derrière le ballon, apparaît un sillage formé d'écoulements à contre‑courant plus ou moins tourbillonnants. Ce sillage est tout à fait comparable aux turbulences que l'on observe derrière les piles d'un pont lorsque le courant est rapide. Ainsi, le ballon ralentit l'écoulement et, en réaction, l'air exerce sur le ballon une force opposée au mouvement, la traînée de sillage, bien

plus grande que la traînée due au frottement visqueux. Celle‑ci est proportionnelle à la section transverse du ballon, au carré de la vitesse de l'écoulement, à la masse volumique de l'air et à la moitié d'un certain « coefficient » : le « Cx ». Ce dernier est proche de 0,5 pour une sphère. Un ballon de foot­ball (de rayon 11 centimètres), pesant 0,4 kilogramme et se déplaçant dans l'air (dont la masse volumique vaut ici 1,3 kg/m3) à une vitesse de 70 kilomètres par heure subit ainsi, à cause de son sillage, une traînée égale à son poids, soit environ 4 newtons. II ralentira autant dans la direction de la vitesse qu'il accélérera en tombant...

Le décollement de la couche limite 

D'où vient le sillage ? Dans la soufflerie, l'obstacle que repré­sente le ballon fait plus que dévier les filets d'air : comme le rétrécissement ou l'évasement d'un tuyau, il modifie la vitesse du fluide. Dans un tuyau, en effet, le débit est constant (pro­portionnel à la vitesse multipliée par l'aire de la section), de sorte qu'un fluide y accélère dans les rétrécissements et ralentit dans les évasements. De façon comparable, quand l'air progresse à l'avant du ballon, la section de l'écoulement diminue de sorte que la vitesse de l'air augmente. Inversement, une fois dépassé l'équateur du ballon, la place disponible pour l'écoulement augmente, de sorte que l'air ralentit et reprend la vitesse qu'il avait très en amont du ballon. 

Les filets d'air qui passent à quelques millimètres de la surface du ballon ne sont pas ralentis et s'écoulent librement ; en revanche, l'air qui est au contact de la paroi du ballon semble y adhérer. La transition s'effectue dans une couche de quelques millimètres d'épaisseur, la couche limite.

1. L'écoulement de l'air autour du ballon change de nature avec la vitesse. À moins de un kilomètre par heure (a), il est laminaire, de sorte que le ballon n'est ralenti que par le frottement de l'air sur sa surface. À vitesse supérieure(b), un sillage turbulent apparaît, dont le diamètre croît jusqu'à atteindre celui du ballon. Ce phénomène augmente beaucoup la force de freinage, qui décroît toutefois à grande vitesse (au‑delà de 80 km/h), parce que la turbulence à la surface du ballon réduit le
sillage (c)

2. Le sillage d'une balle qui tourne sur elle‑même est défléchi hors de l'axe de la vitesse. Tout se passe comme si la rotation de la balle entraî­nait le sillage en « frottant » contre lui. En conséquence, le ballon subit une force de réaction qui le déporte latéralement (flèche noire).
 

3. Une balle bien « brossée » adoptera une trajectoire aussi courbe dans le plan horizontal, qu'elle l'est dans le plan vertical. Si elle est tirée assez fort, sa vitesse diminuera en outre très fortement vers la fin de la trajectoire, ce qui contribuera à tromper le gardien de but.
 

Les filets de la couche limite sont entraînés par l'air situé hors de la couche limite, mais ils sont aussi freinés par leurs frotte­ments sur la surface du ballon. Ainsi, dans leur phase d'ac­célération (à l'avant du ballon), les filets d'air de la couche limite accélèrent moins que ceux qui sont plus éloignés du ballon, et dans leur phase de décélération (après l'équateur du ballon), ils ralentissent plus. Au final, au lieu de retrouver la vitesse du fluide qui existe très en amont du ballon, l'air de la couche limite est ralenti jusqu'à l'arrêt avant d'avoir contourné tout le ballon. Près de ce point d'arrêt, les filets d'air un peu plus éloignés du ballon s'écartent de la surface : la couche limite « décolle » et le sillage apparaît. Plus ce décollement se produit tôt, plus le sillage est grand et le freinage fort. 

Roberto Carlos tire 

Maintenant que nous comprenons la formation du sillage, décri­vons le voyage d'un ballon de coup franc. Supposons que Roberto Carlos, lui‑même, tire notre coup franc : dans ce cas, la vitesse du ballon pourra atteindre 120 kilomètres par heure au départ. À de telles valeurs de la vitesse, même la couche limite est turbulente, et pas seulement le sillage. Cette turbu­lence mélange l'air qui frôle la surface à celui qui passe plus loin, et ce mélange a pour effet de repousser vers l'arrière du ballon le décollement de la couche limite, à mi‑chemin entre l'équateur et l'arrière du ballon. Résultat : la section du sillage est divisée par quatre. Proportionnelle à la quantité d'air perturbée par le passage du ballon (donc à la section du sillage), la traînée est diminuée d'autant.

Aussi, lors d'un coup franc, au départ du ballon, la traînée est‑elle relativement faible. La balle est néanmoins freinée jusqu'à ce que la turbulence disparaisse dans la couche limite.

Augmentant alors de 400 pour cent en une fraction de seconde, la traînée ralentit si vite la balle que celle‑ci plonge vers les buts, comme si elle venait de retrouver la gravité !

Pour compliquer encore la tâche du gardien, le tireur frappe sur le côté du ballon. II lui donne ainsi un mouvement de rotation rapide sur lui même. Supposons par exemple qu'il frappe le ballon de sorte que vu de dessus, le ballon tourne dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Sur le côté droit du ballon, la vitesse de rotation de la surface de la balle s'ajoute à la vitesse d'ensemble du ballon. Ce mouvement de rotation augmente la vitesse relative du fluide par rapport à la paroi du ballon et ralentit plus fortement les filets d'air de la couche limite. Celle‑ci décolle plus en amont de l'écoulement. Au contraire, sur le côté gauche, la surface du ballon accompagne l'écoulement de l'air et la couche limite décolle plus en aval. Les points de décollement de la couche limite de part et d'autre du ballon ne sont plus symétriques, de sorte que le sillage est dévié vers la droite.

Cette action du ballon en rotation sur le sillage appelle une réaction du sillage sur le ballon, et le ballon est dévié vers la gauche du tireur. Si l'angle de déviation du sillage est de 30 à 45 degrés, ce qui se produit avec une rotation rapide (de l'ordre de 10 révolutions par seconde), la force latérale est du même ordre de grandeur que la force de traînée et donc que le poids de la balle. La courbure de la trajectoire est alors la même dans le plan horizontal et le plan vertical : la balle arrive dans les buts, décalée de plusieurs mètres par rapport au point initialement visé ! Tous les coups francs ne sont pas francs...

John WESSON, La science du football, Belin‑Pour la Science, 2004

   
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