Insecticides
Gaucho, Régent, scandale d'Etat
Alors que le député Philippe de Villiers accuse le ministère de l'Agriculture et les multinationales de l'agrochimie dans « Quand les abeilles meurent, les jours de l'homme sont comptés » (parution le 15 février chez Albin Michel), Hervé Gaymard annonce la suspension prochaine et peut-être le retrait de l'insecticide Régent. Extraits.

François Malye

Il est assez rare qu'un président de conseil général se constitue partie civile contre des multinationales et un ministère. Encore plus qu'il dénonce, pièces pénales à l'appui, les « amours monstrueuses de l'agrochimie et de l'administration d'Etat ». Dans son livre, « Quand les abeilles meurent, les jours de l'homme sont comptés », Philippe de Villiers, président du conseil général de la Vendée, éreinte les acteurs de ce qu'il nomme « un scandale d'Etat ». Ce scandale, ce sont les ravages causés par une nouvelle génération d'insecticides qui, depuis huit ans, ont tué en France les abeilles par milliards et menacent peut-être également la santé humaine. Le livre de Philippe de Villiers raconte l'incroyable saga du Gaucho et du Régent (voir Le Point no 1627), deux neurotoxiques qui ont dévasté son département, comme tant d'autres. Et comment, à la suite d'une plainte, les apiculteurs ont mis au jour les multiples défaillances du ministère de l'Agriculture et sa grande complaisance envers les puissants groupe de l'agrochimie. Dans cette affaire, les apiculteurs ont peut-être finalement joué le rôle des abeilles. Ils nous avertissent d'une catastrophe qui se joue quotidiennement. L'utilisation intensive de produits chimiques de toutes sortes et la dégradation de notre environnement seraient la cause aujourd'hui de près de 85 % des cancers. Dans un autre ouvrage, « Ces maladies créées par l'homme », le cancérologue Dominique Belpomme nous met en garde contre ces fléaux. Et, dans un entretien accordé au Point (voir p. 72), il confirme la dangerosité du Gaucho et du Régent. Mais, pour mieux comprendre toute cette affaire, il faut accompagner Philippe de Villiers, lorsque, en 2002, à la demande des apiculteurs de son département, il découvre les dégâts de ces insecticides. Extraits...

«Nous marchons lentement, sans comprendre. En face de nous, un champ immense, une mer de tournesols en fleur. Derrière nous, le silence des ruches. Ni envol, ni danse, ni bourdonnement. Nous sommes loin de l'effervescence habituelle. L'immobilité, l'absence, la torpeur, la désolation, le vide. [...] Inutile de marcher plus longtemps. Je sens crisser, sous la semelle, un tapis d'abeilles mortes. [...] Frank Aletru, l'apiculteur, réputé pour son sérieux et sa réussite, nous a demandé de venir constater sur place l'étendue des dégâts. Pour nous, c'est une terrible découverte ; pour lui, une confirmation : c'est la huitième fois que le phénomène se produit, la huitième hécatombe. Depuis 1996, le scénario est le même chaque année : printemps de rêve, été de cauchemar. [...]

Sur le plancher d'envol des ruches, c'est un entremêlement d'agonie. Les quelques dizaines d'abeilles qui errent à l'entrée de leur maisonnée sont prises de convulsions. Certaines d'entre elles tombent puis se relèvent, remontent puis rechutent, tentent un nouvel envol sans succès et défaillent à nouveau. [...] « Huit ans que ça dure. Et que personne ne s'émeut ! » se lamente celui qui va devenir le porte-parole des apiculteurs français au moment où, se mettant en relation avec tous ses collègues des régions voisines, il constate le même phénomène - mêmes symptômes, même décimation du cheptel apicole - sur tout le territoire national. [...] L'explication vint toute seule, à la suite d'une simple corrélation : « Là où il y a du tournesol et du maïs issus de semences traitées, mes abeilles meurent ; ailleurs, elles prospèrent. » [...] N'y aurait-il pas une concomitance entre la disparition des abeilles et le traitement des cultures par le Gaucho ?

Peu à peu, les regards se tournent vers Bayer, qui, depuis 1994, a mis en circulation ce nouvel agent révolutionnaire aux vertus incomparables dans le monde très fermé des familles de tueurs d'insectes. Celui-ci ne laisse aucune chance aux assaillants de la plante ainsi caparaçonnée. La grande firme allemande a en effet lancé dans la nature une nouvelle génération d'armes agrochimiques qui ont pour mission de débarrasser le tournesol et le maïs de tous les importuns. Il suffit de faire ingurgiter à la plante, de la racine à la tige, un toxique qui monte dans la sève. [...] Le bien nommé Gaucho ne rate jamais ses cibles pour une raison simple : il s'en prend au système nerveux central des ennemis qu'il a pour mission d'anéantir. C'est pourquoi, dans le milieu des agrochimistes, on le qualifie de neurotoxique. Comme son voisin, le Régent, plus jeune que son aîné, mais de la même famille d'intention, le Gaucho présente, pour la balistique des plantes, deux avantages stratégiques majeurs : la puissance de feu et la capacité de dissimulation. Foudroyant dans l'attaque. Insaisissable en défense. Nouvelle génération de matières très actives, ultrapuissantes, hypertoxiques à des doses infinitésimales : quelques dizaines de grammes suffisent à protéger un hectare de tournesols. Donc foudroyant. »

Comment des produits à l'origine de tels dégâts peuvent-ils être autorisés ? En saisissant la justice, les apiculteurs vont mettre au jour un « scandale d'Etat ».

« Les apiculteurs, quant à eux, n'ont plus qu'un recours : les pouvoirs publics. Le Gaucho fait des ravages, mais il n'est alors pas question de douter des services de l'Etat. [...] Ce n'est que des années plus tard, par l'entremise de la justice pénale, qu'ils prendront connaissance de la pitoyable réalité que cache le décor. Il leur faudra attendre cinq ans les révélations d'un chef de bureau prestement débarqué du ministère de l'Agriculture et devenu subitement bavard rien qu'à la crainte d'une garde à vue, et peu désireux de porter seul le chapeau de la honte.

Comment les apiculteurs, à l'époque, pourraient-ils imaginer que la commission des toxiques, composée de si grands cerveaux, et qui a pour noble mission de garantir l'innocuité des produits de l'agrochimie, comprend en son sein les représentants des firmes agrochimiques elles-mêmes ?

Comment pourraient-ils concevoir que le comité d'homologation, théoriquement composé d'un si grand nombre de personnes, toutes plus hautement compétentes les unes que les autres, et qui a la charge de prodiguer ses avis éclairés au ministre, se réduit en réalité à une seule personne ?

Comment pourraient-ils savoir que le service du ministère de l'Agriculture qui homologue des centaines de produits destinés à être utilisés sur des millions d'hectares se trouve dans l'impossibilité d'exercer ses missions ?

Comment pourraient-ils accepter l'idée que le ministre de l'Agriculture n'est que la chambre d'entérinement des desiderata des multinationales de l'agrochimie, auxquelles une administration impuissante et complaisante distribue des prébendes en forme de parts de marché ?

Comment peuvent-ils deviner que les murs auxquels ils se heurtent sans cesse sont qualifiés, au sein même du ministère, d'« absence de transparence poussée jusqu'à la caricature » ? (1)

Bref, comment les apiculteurs pourraient-ils pressentir que les dés sont pipés ? »

Pendant ce temps, les multinationales ne restent pas inactives. Tous les coups sont bons pour voir cesser les attaques.

« La société Bayer redouble de coups. En plein mois d'août 2001, Bayer fait assigner trois des principaux dirigeants de l'apiculture française devant le tribunal de leur domicile, à Châteauroux, à Mende et à Troyes. Il leur est reproché d'avoir publiquement dénigré le Gaucho ! Tandis qu'à pleines colonnes la presse relate les méfaits du produit, c'est aux dirigeants syndicaux en personne qu'on s'attaque maintenant. Pour ces hommes de dévouement, le choc est rude, mais l'intimidation, grossière. Elle ne cherche d'ailleurs pas à se dissimuler. Le directeur du marketing de Bayer explique publiquement qu'il s'agit de faire taire les syndicalistes. [...] Tout est entrepris pour décourager, disqualifier, discréditer les imprudents et les curieux qui s'approchent de la ruche. [...] L'intimidation pour les fortes têtes. En trois ans, Frank Aletru subit, comme par hasard, une avalanche de marques d'attention : un contrôle fiscal, un contrôle des douanes, deux contrôles Urssaf, cinq contrôles de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes, une visite par mois des inspecteurs des Renseignements généraux. Sa maison devient une ruche à inspecteurs. »

C'est la plainte au pénal déposée par les apiculteurs qui va révéler dans quelles étranges conditions des produits hautement toxiques sont mis sur le marché.

« Dès le printemps 2001, l'Union nationale de l'apiculture française avait saisi la justice pénale d'une plainte avec constitution de partie civile, déposée entre les mains de la juge Edith Boizette, doyen des juges d'instruction, au pôle financier du tribunal de Paris, à propos de la dévastation produite par le Gaucho. Le premier juge d'instruction, Guy Ripoll, chargé du dossier, avait immédiatement placé la société Bayer sous le statut de témoin assisté, pour entendre son représentant. Au cours de l'année 2002, il fait effectuer, sur commission rogatoire, de nombreuses perquisitions et saisies au siège de la société Bayer. Tous les documents, dont la communication était obstinément refusée par la Direction générale de l'alimentation, sont désormais accessibles. Ils sont édifiants.

On apprend alors qu'en plein contentieux d'annulation des décisions ministérielles devant le Conseil d'Etat, Hervé Durand, sous-directeur de la protection des végétaux au ministère, bras droit de la directrice générale de l'alimentation, avait renouvelé en janvier 2002, pour dix ans, d'un coup de tampon, au profit de la société Bayer, l'homologation du Gaucho. Le parquet de Paris requiert aussitôt l'extension des poursuites à ces faits. »

La panique gagne le ministère de l'Agriculture, peu habitué à se voir ainsi bousculé.

« La Direction générale de l'alimentation est devenue le "Radeau de la Méduse" du ministère de l'Agriculture. On a jeté par-dessus bord tous les plus faibles. Ceux dont on craint qu'ils ne parlent au cours de la procédure pénale. Après quelques auditions par la police, la directrice générale est remplacée de toute urgence. Le chef de bureau chargé des homologations est déplacé en province : il est nommé directeur de cabinet du préfet de la... Vendée.

Ne restent à bord que des durs. On nomme un préfet à la tête de la Direction générale de l'alimentation, le préfet Klinger. Du jamais-vu. Pour être sûr d'avoir un homme expérimenté, on l'a choisi parmi ceux qui ont géré la crise de la vache folle. Il connaît la musique. Il va nous les mater, ces apiculteurs ! Il est grand temps, car il y a le feu au ministère de l'Agriculture ! »

Au printemps 2002, un autre insecticide de la même génération, le Régent, aujourd'hui commercialisé par BASF, commet ses premiers ravages.

« Fin avril 2002, La Dépêche du Midi annonce une énorme mortalité d'abeilles, en vingt-quatre heures, en Midi-Pyrénées : 3 000 ruches détruites d'un coup. Les populations des campagnes suffoquent. Les gens sont effarés. OEdèmes, troubles hépatiques, troubles oculaires. Les télévisions se précipitent. Une fois de plus, les abeilles font le 20 heures. Les apiculteurs affirment qu'un produit homologué est en cause et ils annoncent qu'ils vont saisir la justice. [...]

Le parquet de Saint-Gaudens ouvre une instruction pénale confiée à Jean Guary, juge d'instruction. [...] Le juge Guary apprend [...] que les services de la Direction générale de l'alimentation ont fait réaliser des analyses à partir des abeilles mortes en avril 2002. Le résultat est, paraît-il, connu depuis l'été. Impossible d'y avoir accès. Le magistrat décide d'user de la contrainte et de se saisir, par voie de réquisition, du texte de ces expertises détenues par une administration d'Etat bien étrangement réticente. [...] Les résultats des analyses pratiquées par les services de l'Etat montraient que des quantités considérables de fipronil, matière active du Régent TS, ont été retrouvées dans les abeilles mortes.

[...] Voilà qu'un deuxième front s'est ouvert là où on l'attendait le moins. Dans un tribunal bien tranquille, au pied des Pyrénées. [...] Dès février 2003, sur les réquisitions du parquet, le juge décide l'ouverture d'une nouvelle instruction pénale sur l'intoxication des personnes et du cheptel agricole par le fipronil. A compter de cette date, jour après jour, l'épouvantable médiocrité du ministère de l'Agriculture face aux firmes phytosanitaires apparaît peu à peu en pleine lumière. [...]

Comme Guy Ripoll à Paris, le juge de Saint-Gaudens n'y va pas par quatre chemins. Il dispose de quelques gendarmes. Il les envoie en perquisition au ministère de l'Agriculture, dans les bureaux du directeur général de l'alimentation, avec ordre de rapporter tout ce qui a trait au fipronil et au Régent. L'affaire est giboyeuse.

Les perquisitions font apparaître que le Régent TS ne justifie d'aucune "autorisation de mise sur le marché" ni d'aucune "autorisation de mise sur le marché provisoire ".

Ce produit n'a jamais bénéficié que d'une "autorisation provisoire de vente", datant du 1er décembre 1995, semble-t-il, non susceptible d'être accordée à ce type de produit et en tout cas caduque depuis longtemps, puisque la loi en limite la durée à quatre ans, renouvelables une fois pour deux ans. Ce renouvellement n'étant pas intervenu, il est donc illégalement autorisé. [...] En résumé, le Régent bénéficie d'une homologation fantaisiste, bricolée dans l'urgence. »

Ce n'est pas le seul problème que pose le Régent. Des doutes sérieux commencent à peser au sujet de ses dangers pour la santé humaine.

« [...] Dans son rapport d'expertise judiciaire analysant "Les causes de la surmortalité des abeilles", Gérard Arnold (2) pose la grave question de l'inhalation des poussières de neurotoxiques par les humains, au moment de semer la graine de tournesol enrobée de Régent : "La question des effets éventuels de ces poussières sur la santé humaine est également posée, puisque le fipronil [du Régent] est classé très toxique (T+), avec, en particulier, des risques par inhalation." [...] Justement, le grand tournant du dossier pénal du Gaucho et du Régent a eu lieu le 5 janvier 2003, lorsque le juge s'est vu remettre le rapport qu'il avait commandé au professeur Jean-François Narbonne, l'un des plus grands écotoxicologues d'Europe, expert à l'Onu, reconnu mondialement. Les conclusions sont terrifiantes. [...]

Les effets sur la santé humaine sont redoutables. Le fipronil est une matière fortement soluble dans les graisses, c'est-à-dire qu'elle ne disparaît pas en elles mais se diffuse par elles et se fixe partout où elles sont présentes. Ainsi, pour schématiser, si une vache laitière se nourrit d'un ensilage constitué de maïs traité au fipronil, elle ingère du fipronil qui se dissout dans son lait, tout en restant intégralement présent. Par la suite, l'enfant qui boit ce lait ingère à son tour le fipronil, qui viendra perturber son système nerveux et se fixer dans ses propres graisses, présentes dans le corps. [...]

Selon l'expert judiciaire de renom, les cibles privilégiées du fipronil sont, chez l'homme, les plus fragiles, les plus exposées. Le placenta, par lequel la femme enceinte nourrit l'enfant qu'elle porte, est susceptible d'être contaminé par le fipronil. C'est alors "le développement cérébral du nouveau-né" qui est en cause. Si, par ailleurs, la dose de fipronil susceptible de se trouver dans l'alimentation du jeune enfant dépasse ce qu'il peut tolérer sans dommage, elle le met en danger. Enfin, on peut penser que sans équipement de protection les opérateurs et utilisateurs du Régent ont été exposés à des risques significatifs pour leur santé.

Pourquoi cet entêtement de l'Etat ? Pourquoi le Régent et le Gaucho sont-ils donc plus puissants que la puissance publique ? Pourquoi la loi - le Code de la santé publique - ne s'applique-t-elle pas aux entreprises multinationales de l'agrochimie ? Comment des ministres, soumis au risque de la Cour de justice de la République, peuvent-ils, malgré tout, rester impassibles ? Et pourquoi prennent-ils ainsi la pose de la désinvolture ? Savent-ils quelque chose qu'ils ne peuvent pas nous dire ? Est-ce de la retenue ou sont-ils simplement tenus ? [...]

Alors, que faut-il de plus pour que le ministre bouge ? Faudra-t-il quinze ans, comme dans l'affaire du sang contaminé, dix ans, comme dans l'affaire de la vache folle, ou soixante-dix ans, comme dans l'affaire de l'amiante, pour que les pouvoirs publics s'interrogent sincèrement sur les dangers que leur inertie fait courir aux populations qu'ils ont pourtant la charge de protéger ?»

© le point 12/02/04 - N°1639 - Page 68 - 2674 mots