Insecticides hors la loi

Enquête  Accusé de décimer les abeilles, le Fipronil est-il dangereux pour l'homme ? Le juge Guary cherche à savoir.

Christophe Labbé et Olivia Recasens


Il a la cinquantaine bien tassée et la moustache tombante. Avec son allure de père tranquille, le juge Jean Guary vient d'ébranler les deux plus importants groupes agrochimiques de la planète. En moins d'une semaine, le juge de Saint-Gaudens, sous-préfecture de la Haute-Garonne, a mis en examen les PDG de BASF Agro et de Bayer CropScience France, pour « mise en vente de produits agricoles toxiques » et « défaut d'autorisation de mise sur le marché d'un produit phytosanitaire dangereux ». Dans le collimateur du juge, le Régent TS, l'insecticide accusé par les apiculteurs de décimer leurs abeilles
(Le Point du 21/11/2003).
C'est à cause de cette enquête judiciaire que le ministre de l'Agriculture, Hervé Gaymard, s'est résolu, lundi dernier, à suspendre la commercialisation du Régent et de cinq autres insecticides agricoles fabriqués à partir de la même molécule, le Fipronil.
Le lobby des agriculteurs a toutefois obtenu le droit d'écouler les stocks de Régent, utilisé pour la moitié des semences de tournesol et 12 % des semences de maïs.
Dans le lait
Pour les fabricants de pesticides, le pire est peut-être à venir, car le juge Guary s'intéresse aussi à la toxicité du Fipronil pour l'homme. Il a questionné à ce sujet la direction générale de la santé, qui a sollicité l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa). Dans une note datée du 16 février, que Le Point s'est procurée, le directeur de l'Afssa répond qu'il est dans l'incapacité d'apprécier les risques liés au Fipronil. En partie parce que la direction générale de l'alimentation, qui dépend du ministère de l'Agriculture, n'a pas fait son travail. Et dénonce le manque de transparence de cette administration « alors que les enjeux sanitaires sont importants ». Le juge Guary a déjà en sa possession une dizaine de dossiers médicaux d'apiculteurs souffrant d'atteintes musculaires, cutanées et oculaires.
En 1996, l'agence américaine de protection de l'environnement avait classé le Fipronil « cancérigène possible pour l'homme ». Inquiétant quand on sait, comme l'indique le toxicologue Jean-François Narbonne, que « le Fipronil peut facilement passer dans le lait. Or, pour certifier de l'absence de résidus dans le lait, on ne dispose que des calculs effectués par la firme et personne ne les a vérifiés ». Bizarrement, le ministère de l'Agriculture n'a jamais cherché à savoir si l'on retrouvait du Fipronil dans le lait ou dans notre assiette. A l'Union internationale des producteurs de pesticides, on reconnaît qu'« il aurait été judicieux de mettre en place un plan de surveillance au moins pour le lait ».
Le plus incompréhensible est que le Fipronil, maintenant interdit en agriculture et classé « très toxique par inhalation » depuis mars 2003, reste autorisé dans les insecticides ménagers. On en trouve ainsi au rayon jardin, dans huit produits de la célèbre marque KB. Il faut dire que, jusqu'à la directive européenne de 1998, les bombes antifourmis et autres pièges à cafards n'avaient pas besoin d'une homologation avant d'être commercialisés. « Une lacune d'autant plus grave que le consommateur utilise ces produits sans protection et que les enfants y sont largement exposés », souligne Jean-François Narbonne. Du Fipronil, on en retrouve même dans le Frontline, le traitement antipuces et tiques pour chiens et chats le plus utilisé au monde...

© le point 26/02/04 - N°1641 - Page 73 - 570 mots