La justice suspend
la vente du Régent, accusé de tuer les abeilles
LE MONDE
| 19.02.04 | 14h44
BASF Agro, qui
fabrique cet insecticide, a été mise en examen et placée sous contrôle
judiciaire, mardi 17 février, par un magistrat de Saint-Gaudens. Ce produit,
très utilisé par les agriculteurs, est soupçonné de décimer les ruchers et,
selon des études récentes, comporterait des risques pour l'homme.
La société BASF
Agro et son président, Emmanuel Butstraen, ont été mis en examen, mardi 17
janvier, par le juge Jean Guary, qui enquête à Saint-Gaudens
(Haute-Garonne) sur les causes d'une surmortalité survenue dans des ruchers
du Sud-Ouest de la France, au printemps 2002.
Le
magistrat a de surcroît ordonné la suspension de la commercialisation du
Régent, un enrobage insecticide soupçonné d'avoir des effets mortels sur les
abeilles.
La firme chimique
allemande a annoncé elle-même sa mise en examen, même si le parquet de
Saint-Gaudens se refuse au moindre commentaire. Elle a cependant été mise en
examen, en tant que personne morale, pour "mise en vente de produit
toxique nuisible à la santé de l'homme et de l'animal", "complicité
de destruction de cheptel", "mise sur le marché de produit sans
autorisation". Le juge a placé la société sous contrôle judiciaire et a
ordonné une mesure conservatoire d'interdiction de commercialiser le Régent.
BASF a aussitôt fait appel de ces mesures.
La sévère mise en
examen de BASF Agro est une nouvelle étape du combat que mènent depuis dix
ans les apiculteurs contre les fabricants de pesticides. Constatant des
intoxications massives depuis 1994 dans les colonies, les producteurs de
miel accusent notamment le Gaucho, fabriqué par Bayer, une autre société
allemande, et le Régent, propriété de BASF, deux marques d'enrobages de
semences commercialisées respectivement depuis 1991 et 1996.
Mises dans le sol
lors des semis, les molécules actives, l'imidaclopride pour le Gaucho et le
fipronil pour le Régent, libèrent leurs principes actifs au fur et à mesure
de la croissance de la plante et la protègent des assauts des insectes. Ces
substances extrêmement concentrées sont censées avoir disparu au moment de
la floraison.
Plusieurs études,
sur lesquelles s'appuient les apiculteurs, affirment cependant que les
molécules se retrouvent encore dans la fleur, notamment de tournesol, que
viennent butiner les abeilles. Ingérées par les insectes, elles provoquent
des mortalités massives et des troubles graves qui désorganisent les
ruchers. Les fabricants fournissent d'autres études qui attestent à
l'inverse de l'innocuité de leurs produits, sur la base de travaux
comparatifs entre des zones avec et sans Gaucho ou Régent.
L'instruction du
juge Guary, au départ anodine, avait débuté au printemps 2002 sur le motif
de "destruction d'un bien appartenant à autrui", après la plainte des
apiculteurs de Haute-Garonne et du Gers victimes du préjudice. Un premier
volet avait abouti à la mise en examen d'acteurs locaux, soupçonnés de
mauvaises pratiques agricoles. Mais, au printemps 2003, elle a pris un tour
différent quand le juge a eu accès à des analyses du Groupement
interrégional de recherche sur les produits pharmaceutiques d'Angers
(Maine-et-Loire), effectuées sur les abeilles mortes un an auparavant. Elles
concluaient à "des intoxications aiguës" dues au fipronil.
Depuis, les
investigations se sont réorientées sur les effets de cette molécule et,
réquisitoire supplétif après réquisitoire supplétif, les chefs de poursuite
se sont enrichis : "Mise en vente de produits agricoles toxiques
nuisibles à la santé de l'homme et de l'animal", "tromperie sur l'origine ou
la qualité substantielle de marchandises", "mise sur le marché de produits
ne bénéficiant pas d'autorisation de mise sur le marché", "violation de
dispositions du code de la santé publique", "obtention de l'Etat d'avantages
indus, par fourniture de renseignements inexacts ou incomplets".
EXPERTISES
CONTRADICTOIRES
La querelle
scientifique a, de son côté, pris un tour plus polémique encore avec
l'apparition, depuis quelques mois, d'études qui évoquent un risque pour
l'homme. Les molécules des enrobages, assurent des chercheurs, se retrouvent
dans les ensilages qu'avale le bétail. Elles s'accumulent dans la graisse et
le lait, contaminant ainsi la chaîne alimentaire.
Un chercheur au
CNRS, Gérard Arnold, a rendu, le 17 décembre 2003, une expertise qui fait
état de la présence du fipronil dans l'air, tuant les abeilles et présentant
un risque pour l'homme. Oramip, l'association régionale de surveillance de
l'air de Midi-Pyrénées, a effectué des prélèvements dans l'air au moment des
semis, en avril 2003, qui confirment la présence de la molécule.
Le rapport remis en
janvier au juge Guary par Jean-François Narbonne, professeur à l'université
de Bordeaux et expert en sécurité alimentaire, estime que le produit a fait,
jusqu'en 2003, l'objet d'un classement en deçà de sa toxicité réelle. Il
estime que, "dès 1994, les calculs d'exposition alimentaire montraient la
possibilité de dépassement de la dose journalière admise, en particulier
chez l'enfant". Il ajoute que "le ministère de la santé aurait dû
être alerté". Dominique Belpomme, cancérologue, entendu par le juge fin
janvier, a aussi mis en garde contre les risques et critiqué l'insuffisance
des études avant la mise sur le marché.
Autant d'hypothèses
formellement rejetées par BASF. Le ministère de l'agriculture est également
catégorique. "Il n'y a aucune dangerosité pour la santé humaine via
l'exposition directe ou par la consommation de produits végétaux ou animaux",
a assuré Thierry Klinger, à la tête de la direction générale de
l'alimentation.
Des perquisitions,
menées aux sièges de BASF et de Bayer - qui a été propriétaire entre juin
2002 et mars 2003 du fipronil - ainsi qu'à la direction générale de
l'alimentation, ont soulevé des questions sur la procédure d'homologation du
produit de BASF. Le Régent n'aurait bénéficié, depuis sa commercialisation
en 1996, que d'une autorisation provisoire de vente, sans cesse renouvelée,
quand il aurait dû disposer d'une autorisation de mise sur le marché,
impliquant une procédure plus rigoureuse. Des documents trouvés chez les
propriétaires successifs du produit - Rhône-Poulenc, Aventis, Bayer, BASF -
indiquaient que cette autorisation provisoire de vente n'était délivrée qu'"en
l'attente de l'avis définitif nécessaire de la commission d'étude de la
toxicité". Durant huit ans, le produit a donc été commercialisé alors
que la procédure d'homologation était encore en cours.
Début décembre
2003, le juge a entendu Thierry Klinger ainsi que ses prédécesseurs. Il les
a interrogés sur cette anomalie. Egalement entendu, un autre responsable de
la direction générale de l'alimentation a admis des "lacunes" dans
les procédures. La firme Bayer devrait à son tour être entendue par le juge
le 23 février.
Benoît Hopquin
M. Gaymard
hésitait à demander le retrait
Le ministère de
l'agriculture a indiqué, la semaine dernière, qu'Hervé Gaymard examinait
"les modalités de retrait, de suspension ou de restriction d'usage des
spécialités à usage agricole du fipronil". Il s'agit en premier lieu du
Régent mais également d'autres insecticides contenant cette molécule. Un
avis de la Commission d'étude de la toxicité des produits phytosanitaires (Comtox),
commandé par le ministre et rendu le 29 janvier, propose "la non
inscription du fipronil à l'annexe 1 (substances autorisées) de la
directive 91/414/CE, compte tenu de préoccupations majeures pour
l'environnement et les espèces sauvages". A la suite de cet avis, M.
Gaymard a "mis en demeure"BASF, qui exploite le fipronil, de
défendre son point de vue, ce qui a été fait lundi 16 février. Le ministère
se donne quelques jours pour prendre sa décision. Mais les enrobages de
semences de la prochaine campagne sont déjà en partie commandés.
• ARTICLE
PARU DANS L'EDITION DU 20.02.04
|